On oppose généralement à tort la loi aux sentiments. Comme si le sens du devoir et de l’obéissance à un ordre supérieur provoquait une obstruction du cœur ; comme si l’appartenance et la fidélité au groupe induisait l’annulation de soi… Or l’être humain est complexe, tout comme la société dans laquelle il évolue. La nécessaire alchimie entre l’individu et la collectivité ne saurait effacer les ressentis qui font la personnalité.
M’occupant personnellement du suivi de candidats à la conversion, j’ai pu m’apercevoir que ce dilemme est particulièrement marquant en ce qui les concerne. Chaque candidat à la conversion doit se présenter à un examen qui porte sur la connaissance de la vie et de la loi juive (halakha). Aussi la préparation se focalise-t-elle beaucoup sur le savoir et la pratique : savoir ce qui est permis ou interdit, et parvenir à l’appliquer concrètement. Ceci est indispensable, car pour être valable, en plus de la circoncision (pour les hommes) et de l’immersion dans un mikvé (femmes et hommes), un autre élément est nécessaire : la « kabbalate ‘ol mitsvoth » (« acceptation du joug des commandements »). Le tribunal rabbinique (Beth-Din), doit être en mesure de considérer objectivement que la femme ou l’homme se présentant devant lui connaît et s’engage sincèrement à respecter les lois de la Torah.
La miséricorde, la modestie, et la bonté (…). Celui qui possède ces trois qualités mérite de s’associer à ce peuple »
Est-ce à dire que la judéité ne se mesure qu’à la faculté d’observer scrupuleusement une loi ? Une telle affirmation serait inexacte. Un texte du Talmud vient apporter une nuance salutaire : « Notre peuple se distingue par trois grandes qualités : la miséricorde, la modestie, et la bonté (…). Celui qui possède ces trois qualités mérite de s’associer à ce peuple » (Yebamoth 79a). Certes, le sens du devoir, et la volonté de respecter ce qui est inscrit dans la Torah sont des conditions fondamentales pour entrer dans l’alliance, sous les ailes de la présence divine. Toutefois la faculté d’obéir à des préceptes supérieurs doit nécessairement s’accompagner de qualités de cœur : savoir pardonner ; être en mesure de se mettre en retrait quand c’est nécessaire ; avoir le réflexe de tendre la main à l’autre lorsqu’ on ressent sa détresse… Autant de comportements altruistes qui exigent de dépasser la considération légale du permis/interdit pour laisser s’exprimer les sentiments de l’être. L’éthique apparaît ici comme complémentaire à la loi, voire comme étant son préalable. Or « l’éthique » en question ne réfère pas à une supposée « loi naturelle » ou à un ensemble de préceptes répondant aux exigences subjectives d’une société donnée, mais bien à des qualités naturelles de l’être. On peut ‘obliger’ à aller vers l’autre, mais on ne peut forcer ‘l’envie’ d’adopter un comportement altruiste ou modeste.
La société dans laquelle nous vivons pousse à la dichotomie entre loi et sentiments : respecter ou aider ; être fidèle ou trahir. La réalité est plus subtile, comme la vie. La Torah n’est ni un roman d’amour ni un code pénal, elle se nomme « Torat ‘Haïm », une « Torah de vie », qui transcende les clivages entre le cœur et l’intellect, entre les volontés individuelles et la volonté collective. Une pratique harmonieuse doit être aussi scrupuleuse que profondément humaine.
Docteur en droit et rabbin de la ville de Cagnes-sur-Mer. Article parut dans Actualité Juive